Trou Noir

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Mon enfance ne fut qu'un long rayon de lumière, aussi bref et intense que pourrait être un après-midi ensoleillé. J'entends encore ma mère, sa voix sucrée et dorée élevée vers le ciel pour me dire que les barbouillages colorées sur les murs de la cuisine ne pouvaient apparaître sans jeune criminel. Ainsi, mes crayons, outils du délit, s'éparpillaient au fond de mes poches et de mon lit, illuminant de bleu, de jaune, de vert ma vie pouponnée. Sans doute suis-je quelque peu brouillon, mais mes images mélangées aux chatoyants éclats, à ces souvenirs de mon pays merveilleux, sont à la fois floues et brillantes, m'aveuglant presque. N'est-ce pas pour cela que mes yeux s'humidifient à force d'en voir les contours ? Et ces sons qui bouillonnent autour de moi, les rires de mon père, les murmures dans le noir de ma chambre, un loup charmant, une princesse ironique… Non, voilà encore que je m'embrouille. Cette cage d'or que j'avais laissée ouverte pour voir le bel oiseau prisonnier s'envoler. Le dernier sourire de ma grand-mère, si sage, si tendre. Non, jamais personne n'aurait pu vivre plus heureux que moi, à cette époque parfaite.
Mais car toutes les bonnes choses ne peuvent être éternelles, ma mère ayant sans doute assez de mes gribouillages incessants, cru bon de m'envoyer en prison. Ce qu'on appelle aussi maternelle. Quoi donc, ne peut-on vivre par soi-même, sans que personne ne nous en donne la permission ? Si le monde était un dessin, j'y aurais rajouté quelques taches vives, gommant les sottes idées adultes. Mais, à l'époque, il n'était qu'une équation me dépassant largement. Ainsi, je dus comme tous les jeunes martyrs de mon époque me soumettre au bagne journalier de la scolarité. Si mon cœur, encore tendre et innocent, ne pouvait supporter cette étape difficile, tous mes camarades ne se sentaient pas si désorientés. Alors, petit à petit, j'essayai d'ouvrir les yeux sur les chaises grises, sur les murs blancs qui m'entouraient. Rien de bien passionnant si vous voulez mon avis. Pourtant, grâce à ma patience, je découvris les joies graphicambolesques de la peinture, et chaises grises devinrent rapidement roses, oranges, le mur s'est dissipé en un champ de fleurs multicolores. C'est ce qu'on appelle la sauvegarde des jeunes années. Il faut bien réussir à survivre…
Les années se découlèrent, goutte après goutte. Mes journées étaient souvent identiques. Le matin, des poissons lunes, des poissons clowns, des poissons bulles se débattaient dans mon bol de lait, se mélangeaient, s'amusaient, s'ébrouaient jusqu'à faire le grand saut au fond de ma gorge. D'ailleurs, si ce n'était pas des poissons, ça pouvait très bien être des pingouins ou quelconques autres moutons, aucune importance. Mon petit déjeuner consommé, le sac à l'épaule, je me ruais dans le bus, pour enfin revenir à l'étape initiale. On dit souvent qu'il faut aller à l'école. Je nuancerais les propos en disant qu'il faut aller à la maison. Il est fou de penser que notre vie se passe au-delà des murs des bâtisses de ciment, puisque la plupart de notre vie, à cet âge, s'y épanouit. Le reste du temps, nous dormons. A la maison. Rien d'important donc, sinon peut-être les rêves. Pour ma part, même cela ne pouvait compter, puisque une fois arrivé à ma table, mon regard se sentait irrésistiblement attiré par la fenêtre, et mon âme se perdait dans les vagues verdoyantes des arbres, dans le souffle musical du vent. Finalement, l'école nous apprend beaucoup de choses…
Primaire, collège, lycée. Parcours douloureux d'interrogations et de moqueries. Mais rien ne m'importait plus que ma passion, l'art du dessin, qui fut la sauveuse de ma vie laborieuse. Bon à rien sinon à colorer le morne, on s'était dit qu'il valait mieux pour moi de me diriger vers une voie appropriée à mes capacités graphiques. Ce " on ", ce sont toutes ces personnes qui d'un coup d'œil, peuvent faire de vous un élève exemplaire ou non, capacité qu'ils sont les seuls à avoir d'ailleurs. On avait raison, car je me suis trouvé dans un monde proche à celui de mon enfance brouillonne et joyeuse. Je me suis mis à écouter, et même à être doué à mes exercices. Feuilles après feuilles, mon regard se diluait dans le grain épais, dans les poils hérissés de mes pinceaux. Je ne m'étais pas trouvé, je m'y étais perdu, avec un délice inhumain. Encore quelques années qui trottent, assez rapidement puisque je m'y plaisais, jusqu'à mon entrée à l'université. Personne ne pensait que j'étais fait pour les études, mais si je pouvais continuer à rallonger mon extase imagée, j'aurais été capable d'aller jusqu'aux enfers. Ce que je fis.
Je me souviens encore du premier jour, il faisait beau, le ciel se mélangeait de blanc et de bleu avec une expression bien particulière. Quand je fis le premier pas au-delà de la porte, quand je vis le tableau des annonces et sentis les premières effluves de la cafétéria, je tressaillis. L'irrémédiable s'était déclenché. Vous auriez donc aimé en savoir plus ? Moi aussi, car à partir de ce moment, ma mémoire semble s'être figée, comme engluée dans un sommeil extatique. Voila ma souffrance, de ce jour jusqu'à la fin de mes études, je ne me rappelle plus de rien. Trou noir. Un blanc, hypnotique, un oubli, souvenirs… Je veux me souvenir.
Tout et n'importe quoi me reviens en mémoire, mais jamais la pièce manquante, pas cette dernière poussière essentielle de ma vie. Quelques plumes ensanglantées volettent deci-delà. Je n'avais jamais pu supporter ce qui était arrivé à l'oiseau de la cage d'or. J'avais ouvert la petite porte forgée avec une bonne intention, mais le chat n'y avait pas manqué. Il s'était régalé. J'étais le fautif de ce meurtre animalier. Même ce souvenir enfouis, je m'en rappelle, alors pourquoi ce que je voudrais se cache, se noue dans ma gorge ? Cette fille que j'imagine l'odeur, cette fille que je vois me sourire d'un air si pur, et ce rouge sur sa peau duveteuse. Qui est-elle, si belle ? Désormais, mes images sont dévorées par les ombres, mes dessins mêlent quelques taches écarlates aux rires grimaçants de visages inconnus. Ma mine se brise, et ma tête me fait mal. Qu'est-ce que ces larmes viennent tomber sur ma peinture ? Toutes ces femmes que j'ai inlassablement suivies, étudiées, espionnées, se ressemblaient tellement. Elles lui ressemblaient toutes. Rendez-moi ma mémoire ! J'y ai beaucoup réfléchi, à cette époque. Ce moment où ce qui me restait de l'enfance a dû si naturellement s'étioler. M'y étais-je résigné ? Épanoui ? Ai-je aimé cette fille ? Ai-je aimé ce que je faisais ? Mon goût pour les couleurs s'est fané. Pourquoi chercher encore une fuite, puisque je ne me souviens que de quelques fragments… ? Non, je n'en ai oublié qu'un seul, vital.
Ce tableau n'est-il pas charmant ? Cette partie si colorée, adorable, rayon de miel faisant face à la masse noire et ocre de l'autre partie, plus sombre, plus mystérieuse aussi. Un pays sans nuage, une cage ouverte… Ce combat n'a aucun sens, puisque ce n'est qu'une unité. Mais le centre de la toile, déchirée, balafrée d'un souvenir oublié, morceau manquant à mon puzzle ouvre la perspective à cette opposition. Et ce regard bleu comme l'océan qui me fixe par l'ouverture, si doux, si tendre.
Ne trouvez-vous pas que la neige et la nuit se marient remarquablement bien ?